Viols et guerre
Les hommes qui l'ont agressée ont causé la mort de son enfant à naître
Natasha
"Les blessures physiques ont disparu, mais je suis toujours effrayée par le moindre bruit, j'ai des insomnies, des crises de panique. C'est une cicatrice dans mon cœur"
Sept hommes armés, des rebelles de la Séléka, sont entrés dans sa maison, ont tué son mari et son père et l'ont violée devant ses cinq enfants. Le sixième qu'elle portait dans son ventre presque à terme, est mort-né deux jours plus tard. Il ne lui reste qu'une photo du fœtus mort et meurtri : il a subi l'horreur avant de naître.
"Le viol est comme une maladie ou comme un accident : ça peut vous paralyser, vous déformer ou vous tuer. Et s’il ne vous tue pas, vous survivez"
Une voisine l'a trouvée, l'a emmenée à l'hôpital et s'est occupé de ses enfants pendant son traitement. Quatre ans plus tard, elle se bat toujours pour surmonter cette épreuve. Elle décrit son processus de guérison comme si elle était sortie d’un égout : "Je peux encore faire de bonnes choses".
Pauvreté
La République centrafricaine a le deuxième PIB par habitant le plus bas du monde (460 dollars) et l'espérance de vie est d'à peine 50 ans. Les habitants vivent dans des quartiers en terre battue, sans éclairage ni égouts, où les eaux sales des latrines jonchent le sol. Tout cela dans un État fantôme, hérité du colonialisme. "Colonie poubelle" de la France, lors de son indépendance à la fin des années 1960, le pays a cédé le pouvoir à Jean-Bédel Bokassa, un militaire qui s'est fait couronner empereur lors d'une somptueuse cérémonie à coups de millions de dollars. Mais le pays reste lié à l'ancienne puissance coloniale par sa monnaie, le franc CFA.
Stigmatisation
Elle a fondé une association d'aide aux victimes
Euphrasie Yandoka
"Nous ne pouvons pas oublier, mais nous pouvons briser le silence".
Quatre miliciens de la Séléka l'ont violée alors qu'elle fuyait Bouca, sa ville natale située dans le centre du pays. "Ils étaient armés, ils m'ont battue, ont arraché mes vêtements et ont fait de moi ce qu'ils voulaient... Je suis tombée dans le coma." Comme dans de nombreux pays, les femmes violées subissent une double condamnation : elles sont blâmées, reniées par leur mari et moquées. Elle n'a osé en parler qu'à sa mère : "Elle m'a dit de me taire, que ce serait une honte pour la famille...".
"Ce qu'ils ont fait à nos corps doit choquer le monde entier".
Malgré les obstacles, certaines ont commencé à briser le silence. Euphrasie Yandoka, fondatrice d'une association de soutien aux femmes et filles victimes de violences sexuelles (ANAF), veut que son histoire soit connue . "Si nous ne parlons pas, cela ne finira jamais", dit-elle, les yeux humides de colère. C'est la sororité qui l'a poussée à parler : rencontrer d'autres femmes, qu'elle appelle ses sœurs, qui ont vécu la même chose qu'elle.
"Parfois, je ne veux pas que ma fille de 11 ans aille à l'école : j'ai peur qu'il lui arrive la même chose".
L'enfer de la militante ne s'est pas arrêté là. Deux ans après la première agression, elle a de nouveau été violée, mais les auteurs étaient différents : des miliciens anti-balaka. "J'ai identifié le chef du groupe qui m'a violée. Mais je n'ai pas voulu le dénoncer parce que maintenant il a rejoint les forces armées et peut venir me tuer à tout moment." Les criminels changent de casquette à chaque soubresaut du conflit en République centrafricaine. Et les violences sexuelles continuent. "Aujourd'hui encore, la cicatrice sur mon ventre me fait mal. Mais maintenant, elle fait partie de moi, elle fait partie de mon corps. Nous devons aller de l'avant : nous devons parler." Elle trouve de la force auprès de ses enfants : "J'ai été touchée quand mon petit garçon m'a dit qu'il était fier de moi.
La guerre
La crise actuelle remonte à 2013, lorsque les rebelles de la Séléka ont pris le pouvoir à la suite d'un coup d'État et ont commis toutes sortes d'atrocités. Face à leurs exactions, des milices anti-balaka sont apparues et les violences se sont poursuivies jusqu’à présent, avec des factions qui s'étaient battues dans les deux camps opposés et désormais unies pour combattre le gouvernement actuel. Profitant du chaos, en 2018, la Russie est entrée dans la poudrière centrafricaine, avec les mercenaires de Wagner qui sont arrivés pour rétablir la paix et qui maintenant assurent un soutien militaire au gouvernement en échange de l’extraction de ressources naturelles. Les violences sexuelles sont devenues un problème de santé publique dans le pays, accentué lors des pics de conflit habituels. Tous les acteurs armés sont accusés de commettre des viols de femmes et de filles : les groupes de rebelles et de bandits qui se cachent dans les forêts, l'armée régulière qui les combat, les mercenaires russes de Wagner ou les forces internationales de la MINUSCA, la mission de l'ONU déployée en République centrafricaine depuis 2014. La culture de la violence patriarcale finit également par imprégner la vie en dehors du conflit, au sein des familles et des communautés, comme le corroborent les données et l'expérience de MSF.
Résilience
Sage-femme, elle a également subi des violences sexuelles et vient désormais en aide aux victimes
Marie Laurence
"Cela m'est arrivé à moi aussi, et le fait d'en parler aide d'autres femmes".
Marie Laurence coordonne l'équipe de sages-femmes du centre Tongolo, où Médecins Sans Frontières a pris en charge 12.600 personnes victimes de violences sexuelles au cours des cinq dernières années. Dans une petite enceinte verdoyante au centre de Bangui, ils offrent gratuitement une prise en charge médicale, psychologique, sociale et juridique aux victimes. Elle sait comment tendre la main aux victimes puisqu'elle a vécu la même chose dans sa propre chair, dans son pays d'origine, la Côte d'Ivoire.
"Ils étaient drogués: je l'ai su parce que leur langue sentait"
La sage-femme travaillait dans la maternité d'un village isolé. Un jour, trois hommes armés sont apparus et l'ont emmenée dans la forêt : "Ils ont fait ce qu'ils voulaient de moi, j'étais un objet sexuel entre leurs mains, puis ils ont voulu me tuer", raconte-t-elle. Puis vint le calvaire : elle ne pouvait pas avoir de relations sexuelles avec son mari, elle se lavait plusieurs fois par jour parce qu'elle se sentait sale, elle ne pouvait pas allaiter son enfant et elle a dû quitter son emploi. "C’est comme si j’étais morte. Et tous les jours, à neuf heures du soir, heure à laquelle j'ai été violée, les images revenaient. Tout se reproduisait dans ma tête, c’était réglé comme un réveil."
"Je suis l'exemple que tout le monde est exposé à la violence sexuelle et que l'on peut la surmonter".
Le fait de savoir que les hommes qui l'ont violée ont été emprisonnés dix ans plus tard, lui a donné la force de sortir du gouffre. Sa thérapie a consisté à se former professionnellement à la prise en charge des survivants d'agressions sexuelles : "J'ai compris que je n'avais pas à me cacher, que partager ce qui m'était arrivé pouvait aider d'autres femmes".
"Dans la langue locale, le Sango, il n'y a pas de mot pour désigner le viol".
En travaillant avec les victimes, Marie Laurence a développé sa propre stratégie, qu'elle partage avec les autres sages-femmes de Tongolo : "Nous les accueillons avec le sourire et ne commençons pas par leur demander de se déshabiller ou d'expliquer ce qui leur est arrivé : ce serait trop abrupt, trop brutal. Lorsqu'elles racontent leur histoire, nous les regardons dans les yeux, nous ne prenons le stylo que lorsqu'elles ont terminé. Et nous leur faisons comprendre que le fait d'avoir fait tout ce chemin pour demander de l'aide est un exploit." Les premiers entretiens durent parfois plus de deux heures. "Il n'est pas facile pour les personnes de reconnaître la nature de ce qu'elles ont subi. En effet, en Sango [la langue locale], il n'y a pas de mot équivalent à viol : elles ont recours au français pour "viole" ou "violence sexuelle" ou encore à l’expression maladroite "coucher avec".
Récupération
À Tongolo, les membres de l’équipe médicale vérifient les blessures, préviennent le VIH, la syphilis et d'autres maladies sexuellement transmissibles, et vaccinent contre le tétanos et l'hépatite. Les 72 premières heures après une agression sexuelle sont essentielles pour le traitement médical, mais seule une victime sur trois se rend au centre dans ce laps de temps. C'est pourquoi MSF déploie des équipes de sensibilisateurs au sein des quartiers de la capitale et diffuse des spots radio rappelant aux gens de chercher de l'aide immédiatement après un viol.play_circle
La violence sexuelle dans la communauté
Elle a été violée à l'âge de 11 ans alors qu'elle allait chercher du bois
Lidia
"Mes parents m'ont dit que j'étais finie"
Dans la capitale Bangui, loin des zones de combat, les violences sexuelles touchent par exemple les filles et les jeunes femmes qui survivent grâce à la vente ambulante : elles passent leurs journées dans les rues à vendre des mangues ou des bananes, du charbon ou du bois, des beignets ou du poisson fumé. Elles doivent quitter leur domicile aux premières heures du matin pour aller chercher les marchandises, parfois sur de longues distances, et sont des proies faciles pour les prédateurs. Lidia a été agressée à l'âge de 11 ans alors qu'elle allait chercher du bois pour la vendre.
L'urgence est telle que les kits d'hygiène fournis par les ONG comprennent un sifflet (qui peut sauver des vies) afin d’alerter en cas d’agression. Il est conseillé aux femmes de ne pas sortir tant qu’il fait sombre, ou alors d'être toujours accompagnées d'un ami ou d'un proche.
Guerre, pauvreté et patriarcat
Le viol n'est pas seulement une arme de guerre
S'attaquer au corps des femmes peut être une arme de guerre, une stratégie des commandants qui cherchent à atteindre des objectifs militaires en tant que punition collective, à démontrer qu'ils contrôlent un territoire, à construire des alliances ou à démoraliser l'ennemi. Mais il existe aussi une violence opportuniste, dans laquelle les femmes sont de simples objets sexuels, une sorte de propriété collective des hommes. Dans les deux cas, l'effet est la terreur : le viol constant des filles, des jeunes filles, des femmes et des vieilles dames montre que les combattants ont perdu tout respect pour la condition humaine. Cependant, il y a des violences patriarcales en dehors du conflit : la moitié des personnes assistées à Tongolo connaissaient leur agresseur.
Le professeur Ngbalé-Norbert Richard travaille depuis vingt ans à l'hôpital communautaire de Bangui, soutenu par Médecins Sans Frontières. D'un geste amical, il s'adresse aux sept femmes qui attendent à la porte de sa salle de consultation, un petit bureau simple avec une table enfouie sous des piles de papiers et un divan d'obstétrique. "Dans une guerre, c'est une façon de détruire l'ennemi : quand vous n'avez plus rien, il ne vous reste que votre intimité, et même cela, on vous le vole". "Au plus fort du conflit, nous voyons les cas de viols monter en flèche, puis diminuer, mais ils ne cessent jamais : j'ai vu des filles et des garçons violés par des hommes adultes, des grands-mères agressées à plusieurs reprises... des filles dont le vagin a été rempli de pierres...", raconte le gynécologue. Il s'arrête un instant pour dessiner un utérus et les lésions dues à la pénétration d'objets qui peuvent provoquer des hémorragies mortelles.
Les séquelles durent parfois toute une vie, comme c'est le cas pour Magali (elle demande à modifier son prénom). Les soldats qui l'ont violée lui ont transmis le VIH et, vingt ans plus tard, elle tient la maladie à distance grâce aux antirétroviraux, mais ce n'est pas facile pour elle : "Pour prendre les médicaments, il faut être bien nourri, mais j'ai quatre enfants et je m'occupe de tout parce que leur père nous a abandonnés... Parfois, je n'y arrive pas." La stigmatisation des personnes séropositives est plus forte qu'en Europe, mais elle se sent forte : "Je suis une survivante : je me fiche de ce que disent les gens ; personne ne choisit d'être violé."
Personne dans le pays n'est à l'abri des violences sexuelles. Les jeunes garçons et les hommes représentent 11% des patients venus à Tongolo l'année dernière. Alain est l’un d’entre eux, il est venu au centre il y a trois ans, sur les conseils de son chef de quartier, le seul à qui il s'était confié sur le fait d’avoir été violé. Il ne donne pas de détails sur l'agression. On ne lui en demande pas non plus. "C'est très gênant et je me suis tu pour ne pas m'exposer au ridicule.”
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Un état fantôme
Impunité et cercle vicieux
Les agressions sexuelles sont considérées comme un délit par le code pénal et il existe même une unité de police spécialisée, mais selon sa directrice adjointe, Charlotte Issa (1), seules 19 plaintes pour viol ont été traitées à Bangui au cours de l'année dernière. Au cours de la même période, rien qu'à Tongolo, plus de 3 700 personnes ont été soignées. Il n'y a pas de justice efficace et, dans de nombreux cas, tout se résout par des règlements financiers entre les familles. "Ni la police ni la justice ne font quoi que ce soit. Si une affaire passe au tribunal, les juges intimident les victimes en leur demandant pourquoi elles étaient habillées de la sorte ou ce qu'elles faisaient dans la rue la nuit. Et s'il s'agit de femmes âgées, ils se moquent d'elles en disant que personne ne violerait une vieille femme... Ce n'est pas possible : soit nous sommes libres, soit nous ne le sommes pas", s'exclame Rosalie Kobo Beth(2), fondatrice de l'association I Londo Awe (Debout). Elle ne mâche pas ses mots pour dénoncer le patriarcat ambiant : "Dès leur plus jeune âge, on apprend aux filles que le rôle des femmes est de subir. Si elles se plaignent, si elles ouvrent la bouche, elles ne sont pas assez femmes."
Bien que le conflit armé fasse toujours rage, une Commission Vérité et Réconciliation a été mise en place il y a sept ans pour aider à ramener la paix en RCA. Elle est présidée par Edith Douzima (3), l'avocate de la Cour pénale internationale qui a jugé et emprisonné le Congolais Jean-Pierre Bemba pour les atrocités commises par ses milices dans le pays en 2002-2003. "Nous sommes dans un cercle vicieux à cause du silence et de l'impunité : tous les dix ans, les victimes deviennent les bourreaux et la même histoire se répète. Il faut savoir qui a fait quoi et pourquoi. Nous avons eu des rébellions, des coups d'État, des crimes de guerre, mais personne ne sait rien et nous avons un système judiciaire corrompu qui n'agit pas... Nous devons savoir et expliquer ce qui s'est passé pour que les générations futures puissent l'apprendre à l'école, au lieu d'étudier la Première Guerre mondiale", réclame-t-elle. "Et si nous n'arrêtons pas la spirale, les violences sexuelles continueront. Ils violent et pillent, tout le monde est au courant et rien ne se passe".
Guylaine, 24 ans, a vu comment, en 2014, la Séléka est arrivée dans son village et a tué ses parents et ses trois frères. Elle s'est cachée dans la forêt avec sa sœur, et c’est là qu’est née la fille issue du viol que lui ont infligé plusieurs hommes. "Ma grand-mère m'a recueillie et m'a dit que la vie devait continuer... Et nous devons parler parce que beaucoup de filles subissent la même chose et restent enfermées à la maison par honte", dit-elle en levant les yeux au ciel. Elle était une bonne élève en comptabilité, mais a dû abandonner l'école parce qu'elle n'arrivait pas à se concentrer. Aujourd'hui, son rêve est de devenir sage-femme pour aider les victimes de viol.
Marie Laurence, la sage-femme chevronnée de Médecins Sans Frontières, sourit en entendant les paroles de la jeune femme. "Il est difficile pour quelqu'un qui a étudié le plus beau métier du monde, celui d'aider la vie à naître, de se consacrer à soigner des femmes qui ont subi des violences sexuelles. Il est difficile de voir une fillette de 10 ans déchirée à l'intérieur à cause d’un bâton Mais, au final, c'est la même chose : notre travail est de les accompagner vers le retour à la vie."
"Je veux étudier pour devenir sage-femme afin d'aider d'autres femmes qui ont vécu la même chose".
Guylaine
Avec une fille née du viol, elle se tourne vers l'avenir